L'ikejime

A travers cette rubrique, découvrez un savoir-faire spécifique d’une entreprise du patrimoine français avec la mise en avant : d'un geste, l’outil pour le réaliser et l’artisan qui l’exécute. Le geste, l'outil, l'acteur.

Très vite, cette méthode japonaise d’abattage du poisson s’est imposée auprès de nombreux chefs étoilés et de particuliers avertis. En jeu, le respect de l’animal et, de fait, une qualité de chair incomparable. Explications avec le pêcheur Benjamin Laborde.

Photo : Olivier Roux

Saint--Gilles-Croix-de-Vie. A 10 milles de là, le long des côtes, Benjamin Laborde relève ses lignes depuis 2 h du matin. Des bars majoritairement, neuf mois de l’année, et, moins souvent, au gré des saisons et du hasard, des maigres, des daurades, des lieus… Depuis plus d’un an maintenant, ce Charentais s’est installé à son compte. Chaque jour que la mer le permet, il est de sortie, avant de rentrer au port pour une tâche tout aussi importante que la pêche à la palangre elle-même : l’ikejime. Ancestrale au Japon, cette technique d’abattage repose sur le constat suivant : plus un poisson est en forme et apaisé au moment de sa mort, plus il se conservera longtemps et sublimera les qualités organoleptiques de sa chair. Voilà pour la théorie, mais qu’en est-il de la pratique ?

Le geste : Le coup de lame

Le coup de main dure une fraction de seconde. Il a pour but de retarder la dégradation naturelle du poisson.

À quai, sur son bateau, Benjamin Laborde saisit un bar dans son vivier, en prenant soin de ne pas le brusquer. Puis, d’un geste sûr, il introduit un crochet appelé « tegaki » en japonais entre les deux yeux du poisson, le tourne à 90° et le remonte légèrement. En deux temps trois mouvements, le bar est décérébré. Suit la destruction complète de son système nerveux le long de la colonne vertébrale, à l’aide d’une tige métallique introduite par l’orifice pratiqué. Sans cerveau ni moelle épinière, la chair ne reçoit pas l’information que le poisson est mort. Sa dégradation s’en trouve donc grandement retardée. D’autant que le pêcheur prend soin de vider le bar de son sang par les ouïes dans une bassine d’eau. Il le refroidit alors dans un second contenant additionné de glaces, puis le place délicatement dans un bac, le filme et le glace légèrement à nouveau. Le voilà prêt à être vendu à la criée ou auprès de restaurateurs exigeants comme Jean-Marc Pérochon, l’étoilé de Bretignolles-sur-Mer.

L’outil : le tegaki

Derrière ce crochet aussi fin qu’acéré, l’outil nécessaire à une mort respectueuse du poisson.

Benjamin Laborde tient le sien de l’un de ses clients. Le poissonnier des marchés parisiens, Erwan Ranchoux, lui a rapporté du Japon ce spécimen avec manche en bois. Une première. Jusqu’à maintenant, il disposait de tegaki entièrement en métal, le plus souvent en aluminium. Ceux que son ferronnier lui réalise à sa demande, avec deux mots d’ordre : la légèreté, d’une part, et la finesse du crochet, d’autre part. Histoire de marquer le moins possible les poissons. Leur respect, encore.

L’acteur : Benjamin Laborde 

Malgré les horaires et les conditions de travail, un jeune pêcheur heureux.

Indirectement, ce trentenaire doit à ses grands-parents sa passion. Ils lui laissent une maison à Saint-Gilles-Croix-de-Vie où le jeune homme découvre ses pêcheurs de génération en génération. De quoi lui donner l’envie de se lancer. Après 14 années comme matelot, ce trentenaire saute le pas et s’établit à son propre compte en juin 2018, avec une idée en tête : pratiquer l’ikejime. Après avoir vu un reportage sur cette méthode particulièrement respectueuse du poisson, Benjamin Laborde s’est promis de la faire sienne. Aussi se forme-t-il auprès de l’un des pionniers de cette technique en France, Daniel Kerdavid à Quiberon, avant de peaufiner ses gestes sur les conseils d’un autre pêcheur, Sandrine Thomas de Royan. Depuis, Benjamin Laborde affiche le sourire. Tout juste rêverait-il de disposer d’un local au port équipé de grands viviers, permettant aux poissons de déstresser plus longtemps encore que sur son bateau. Leur respect, toujours.